Il faut qu’on parle d’Ahmed

La feuille de route des frères Dardenne (Jean-Pierre et Luc) est assez incroyable. En plus 30 ans de carrière, leurs onze longs métrages ont gagné une multitudes de prix internationaux dont deux palmes d’or à Cannes (Rosetta en 1999 et L’Enfant en 2005 ). Jean-Pierre et Luc Dardenne sont non seulement des cinéastes belges mais ils sont aussi scénaristes et producteurs de leurs œuvres.

Avec un fort bel accent belge, ils ont bien voulu discuter de leur plus récent film, Le Jeune Ahmed, un drame bouleversant, Prix de la mise en scène à Cannes en 2019, un long métrage qui relate le destin d’un adolescent prisonnier du dogme de l’islam radical et dont l’entourage fera tout pour l’éloigner du discours haineux d’un imam local.

Le Clap : Je suis votre carrière depuis La Promesse, votre deuxième long métrage, sorti en 1996. J’ai remarqué que vous avez conservé depuis 25 ans un rythme de réalisation très constant, non?

Les frères Dardenne : C’est vrai, nous avons un rythme très régulier. Aux trois ans environ, nous lançons un nouveau long métrage et plusieurs d’entre eux ont de plus été présentés à Cannes. Nous sommes choyés.

Le Clap : Dans votre plus récent film, Le Jeune Ahmed, vous abordez une thématique très délicate, la radicalisation d’un adolescent. Vos œuvres ont toujours une grande portée sociale, celle-là est également politique.

Les réalisateurs Jean-Pierre et Luc Dardenne.

LFD : Le sujet est effectivement très politique. Inévitablement, nous l’avons abordé à notre façon, sans vraiment préméditer toutes les facettes de ce récit malgré ce qu’on peut penser. Nous désirions comprendre comment un gamin peut devenir aussi radical et du même coup, explorer le fanatisme religieux.

Le Clap : Le radicalisme religieux, ça demeure délicat comme sujet…

LFD : Ah non, pas pour nous. Pas en Belgique du moins. Chez vous davantage peut-être. On a un personnage qui voit dans le geste de tuer, un acte qui n’est pas mauvais dans le sens de mal. Il pense faire le bien. Il a comme modèle un martyr. Tuer ou ne pas tuer, au cinéma, c’est très universel. Le fanatisme n’est pas que musulman, il a été chrétien longtemps. Actuellement, c’est associé à l’islam radical, oui. Demain, on verra. Nous, on s’inspire de ce qui se passe présentement dans le monde. Nous avons un ami au Burkina Faso qui nous a raconté toute l’horreur du fanatisme religieux là-bas. En Belgique, c’est différent, mais le problème existe. Et c’est ce qui nous a touchés. Les imams en Belgique ont une réelle emprise sur la jeunesse musulmane. Ils isolent les jeunes, ils leur interdisent de parler aux non-musulmans. Ils polarisent en mettant les bons d’un côté et les mauvais, les non-croyants, de l’autre. C’est un combat entre les purs et les impurs. Dans notre film, la famille d’Ahmed devient impure aux yeux de ce dernier, car elle ne respecte pas les préceptes alimentés par l’imam du quartier.

Le Clap : Votre film fait résonner chez le spectateur un grand sentiment d’impuissance. On le doit à votre façon, très habile, de mettre en scène le scénario, mais aussi à votre jeune acteur, Idir Ben Addi, réellement formidable dans le rôle d’Ahmed.

LFD : Oui. Son radicalisme est sombre, mais heureusement, il y a une belle douceur chez lui. C’est ce qu’il dégage. Il nous fallait un jeune acteur qui n’incarnait pas au premier regard toute la violence qui l’habite dans le récit. Il ne fallait pas voir tous les signes de sa radicalisation dès le départ. On a répété plusieurs semaines, cinq ou six, avec Idir. C’était une forme d’entraînement. Il faut que les mécanismes de défense des acteurs se perdent, que le naturel prenne sa place dans leur jeu, dans leurs gestes devant la caméra. Trouver le juste milieu entre la méthode et l’instinct du jeu de comédien.

Le Clap : Depuis la sortie du film à Cannes, puis dans plusieurs pays en Europe, un débat s’est-il enclenché sur la radicalisation des adolescents?

LFD : Oui, tout à fait. Dans les salles de cinémas, quand nous y étions invités, mais aussi dans les écoles et dans les milieux communautaires qui s’occupent des jeunes radicalisés, les discussions furent nombreuses. Chaque fois, les choses se disent. Oui, il y a une confrontation qui en ressort, mais c’est normal. Un jeune assez grand nous a dit : « Pourquoi vous voyez le côté noir des Arabes. Pourquoi ne pas avoir pris un Blanc? » On lui a répondu qu’avec un Blanc, ça aurait donné un autre film justement. Nous assumons nos choix. Et au-delà de ses origines culturelles, nous voulions prendre un garçon tout à fait normal pour qu’on s’identifie à lui, et ce, même s’il est musulman. Et si nous abordons l’islam radical, c’est parce que ces jeunes sont interpellés par ce phénomène dans la société actuelle en Belgique. Sa question était légitime cela dit. Le fanatisme n’est pas que musulman, une fois cela avoué, notre film a le mérite, nous le croyons, de provoquer une discussion constructive sur ce qui se passe actuellement dans le monde.

Le Jeune Ahmed prendra l’affiche en salle au Clap en juillet. Cette entrevue a été réalisée sur invitation, dans le cadre de la 22e édition des Rendez-vous du cinéma d’UniFrance 2020, à Paris.