En mémoire de Miron et Jutra.

Y a de ces films qui passent en coup de vent, qui font peu de bruit, qui ne profitent aucunement d’une campagne de marketing digne de ce nom. Y a de ces films qui sont très courts ou qui relèvent du documentaire, voire du film d’art. Hors festival, ils ont peu de visibilité et leur présence en salle est plus souvent qu’autrement très marginale.

Gaston Miron

Gaston Miron

Pourtant, certains n’en sont pas moins remarquables ou des plus utiles d’un point de vue culturel, social, historique ou même identitaire. C’est le cas de deux films que j’ai eu l’occasion de voir récemment. Le premier, toujours à l’affiche au Clap, Miron : un homme revenu d’en dehors du monde réalisé par Simon Beaulieu, aussi auteur du documentaire sur Gérald Godin. Avec ce film sur Miron, Beaulieu met les mots du poète à l’avant-plan, une poésie intemporelle livrée par le poète à la voix unique, au timbre aussi pastoral que familier. Plutôt que de miser sur des témoignages ou de nous livrer une biographie typique, le réalisateur a concocté une œuvre où le discours enflammé, nationaliste et amoureux de Miron est soutenu par des images tirées de dizaines de films québécois (provenant des archives de Radio-Canada et de l’ONF), ces archives montrant en rafales l’évolution de la société québécoise sans pour autant mener à un constat éditorial clair, où chacun voit ce qu’il veut bien voir. On assiste donc à un film impressionniste qui nous rappelle que le mois de mars, c’est aussi celui de la poésie. Un film de mémoire donc, où les mots de Miron résonnent encore et encore.

Parlant de mémoire et de cinéma, on ne peut oublier le destin tragique de Claude Jutra. Cinéaste important, on lui doit Le Chat dans le sac, Kamouraska et plusieurs autres œuvres marquantes de notre cinéma. Pas pour rien si les récompenses annuelles en cinéma québécois portent son nom.

Claude Jutra

Claude Jutra

Bref, il faut le rappeler, Jutra était atteint de la maladie d’Alzheimer et s’est suicidé à l’âge de 56 ans. Sa carrière a connu des hauts, mais aussi plusieurs bas. Un petit film coproduit par l’ONF intitulé tout bonnement Jutra lui rend hommage. Ce court métrage d’une grande beauté réalisé par Marie-Josée Saint-Pierre (Les Négatifs de McLaren) s’amuse, par le biais de l’animation, avec la pellicule, les films d’archives et les entrevues données par Jutra sur sa passion, sa carrière, ses idéaux.

En attendant sa sortie imminente en salle, possiblement en avant-programme d’un film québécois à prendre l’affiche ce printemps, voici la bande annonce de Jutra. Elle permet, au-delà des écrits, de mieux saisir la qualité du travail artistique de la réalisatrice sur ce court film des plus touchants. Grâce à ces films, les mots de Miron et les images de Jutra se répètent et se meuvent au présent pour ne pas tomber dans l’oubli.

Un Villeneuve couleur glauque.

Voilà déjà quelques années, alors que je travaillais pour la télé de Radio-Canada, je devais commenter par voix hors champ la sortie en format DVD du nouveau film de David Lynch, Mulholland Drive. Grand fan devant l’éternel des films de David Lynch, je décrivais l’ambiance de ce chef-d’œuvre, dont le scénario défi toute logique, en utilisant le terme glauque. La réalisatrice et le monteur qui me supervisaient m’avaient aussitôt demandé d’enlever ce mot de ma narration, sous prétexte que les téléspectateurs ne saisiraient en rien sa signification.

Ayant encore aujourd’hui une bonne mémoire, c’est avec méfiance et craignant la censure ou le risque d’être incompris que j’ose utiliser le mot glauque sur ce blogue pour décrire Ennemi, le nouveau film de Denis Villeneuve qui sort en salle vendredi. Ironie mis à part, je vous confirme mon emballement pour cette œuvre marginale dont il est inutile, comme pour les films de Lynch, d’en chercher à comprendre le sens exact. Glauque comme Mulholland Drive, glacial comme un film d’Atom Egoyan, troublant comme un Cronenberg, psychologiquement brillant comme un Hitchcock et aussi intrigant que Donnie Darko (film de Richard Kelly dans lequel Jake Gyllenhaal jouait l’un de ses premiers rôles), Ennemi est pour moi le long métrage le plus achevé, le mieux réalisé, le plus déconcertant de la jeune carrière du cinéaste québécois. Je dis jeune, car Villeneuve, mi-quarantaine, n’en est qu’à son sixième long métrage.

Bien sûr, Ennemi ne plaira pas à tous. On est loin du suspense engendré par Prisoners ou du drame politique et familial d’Incendies. Mais, comme pour ces deux réalisations, nous sommes devant un film signé de la main d’un cinéaste qui veut aller au-delà du simple divertissement en salle. Un long métrage signé par un créateur qui, peu à peu, prend conscience de tous ses moyens, sachant du même coup s’entourer d’une équipe de grand talent, autant du côté du scénario que de la direction photo. Ce que j’aime chez Denis Villeneuve, c’est qu’il prend des risques et avec Ennemi, plus que jamais. Malgré sa victoire dans cinq catégories, dont meilleur réalisateur canadien au dernier gala des prix Écrans, Villeneuve sait bien que son film n’a pas le synopsis idéal pour rassembler les foules. Le cinéaste lui voue pourtant un réel attachement, estimant que son adaptation du roman de José Saramago L’Autre comme moi, demeure jusqu’ici son projet le plus personnel.

J’éprouve, sans pudeur, beaucoup de plaisir à faire l’éloge d’Ennemi parce qu’il a été réalisé par un passionné du septième art et que j’attendais avec impatience de sa part ce genre de risque filmique. Car cet univers cinématographique, si glauque (j’aime ce mot que voulez-vous), rejoint un besoin profond chez moi comme chez plusieurs cinéphiles  : celui d’être bousculé, dérangé, secoué par une histoire plutôt que d’être conforté et rassuré. C’est un peu comme acquérir un nouveau vocabulaire, malgré la crainte de se tromper sur le sens des mots, ça permet d’élargir la discussion et de rester bien éveillé pour la suite des choses, pour la suite du monde.

De Resnais à Sautet en passant par Claudel !

En apprenant récemment le décès d’Alain Resnais, mort à 91 ans alors qu’il venait de présenter son plus récent film, Aimer, boire et chanter au Festival de Berlin, je me suis souvenu à quel point ses films m’avaient appris à mieux saisir l’essence même de la création en cinéma. On peut regarder un film comme on observe une peinture, comme on dévore un roman, comme on admire une chorégraphie de danse. Et le faire avec un autre objectif que de se divertir relève de l’apprentissage. Parfois d’un long apprentissage. Comme celui d’apprécier à sa juste valeur de la haute cuisine. Goûter un nouvel aliment et se délecter de saveurs inconnues n’est pas toujours chose facile.

Voir les films de Resnais a donc été pour moi l’un des plus beaux exercices d’apprivoisement du septième art. L’expérience relève du pur bonheur, mais aussi parfois d’un ennui profond quand on ne saisit pas toute l’envergure de sa démarche et de ses codes. Ses premiers acolytes scénaristiques, Robbe-Grillet et Duras, proposaient en plus des dialogues qui relevaient de la neurasthénie pour le jeune universitaire que j’étais. Mais indéniablement, l’œuvre de Resnais m’a apporté beaucoup dans ma culture cinématographique, m’a éduqué comme spectateur à voir au-delà de la simple histoire, au-delà de l’image aussi.

Le cinéaste français a marqué l’histoire du cinéma et son œuvre, comme celles de Fassbinder, Pasolini et Orson Welles, qui étaient toutes au programme du certificat d’études cinématographiques de l’Université Laval à l’époque où j’y étudiais. C’est là que j’ai connu son univers, à travers Providence, un film absurde, iconoclaste et loufoque, qui demeure encore aujourd’hui mon préféré parmi ses vingt longs métrages. J’y ai aussi découvert Nuit et brouillard, son documentaire sur l’holocauste; marquant, troublant et que je n’ai jamais voulu revoir.

Resnais est de ces réalisateurs difficiles à classer. Nourri par le théâtre et les mots, expérimentant son art en se faisant un nom durant les années soixante, il n’était pourtant pas associé à la Nouvelle Vague. Plus près de Chris Marker que de Godard dans ses essais, plus drôle et éclaté que Rohmer, moins cynique que Chabrol, il était assez unique dans son cheminement. Alain Resnais demeure pour moi l’exemple même d’un artiste libre, inspiré et inspirant. Il nous manquera.

Alain Resnais

Alain Resnais

Pendant que je découvrais l’œuvre de Resnais en salle de cours, somnolant le matin pendant la projection d’Hiroshima, mon amour, je me reprenais le soir en allant au Clap pour voir les nouveautés à l’affiche. J’aimais bien Daniel Auteuil pour ses pitreries dans Les Sous-doués et pour ses touchantes prestations dans Jean de Florette et Manon des sources. Je n’ai donc pas hésité à m’acheter un billet pour le revoir dans Quelques jours avec moi, un film signé Claude Sautet, réalisateur que je neconnaissais pas à l’époque.

Claude Sautet

Claude Sautet

Et quel choc ce fut. Le souvenir est tellement fort encore aujourd’hui que Quelques jours avec moi, Un cœur en hiver et Nelly et Monsieur Arnaud, tournés l’un après l’autre, demeurent mes trois films préférés du cinéaste. C’est en pensant à Sautet que j’ai vu la semaine dernière Avant l’hiver, troisième long métrage de Philippe Claudel. Le romancier et cinéaste ne s’en cache pas, l’ombre de Sautet plane sur son film qui met aussi en vedette un Daniel Auteuil avare de mots. Pour Claudel, la qualité de l’œuvre de Sautet n’est plus contestée depuis son décès. De son vivant, ses films pourtant marquants (César et Rosalie, Les choses de la vie, etc.), n’étaient jamais appréciés à leur juste valeur par la critique française. Sautet, comme Resnais, faisait bande à part. Et moi, j’aime bien penser à leurs films qui ont eu, dans ma vie de cinéphile, le même effet que de voir les jours s’allonger après de longs mois d’hiver.